Life is meals

Il existe en enfer – j’en ai la certitude – un cercle spécialement réservé aux employés des éditeurs qui se croient obligés de massacrer un titre de livre en le traduisant. Un des auteurs les plus frappés par ce mal – que je n’hésiterais pas à qualifier de mal du siècle s’il n’y avait aussi la social-démocratie, les selfie sticks et le journalisme sportif- est l’immense, le vénérable, l’inégalable James Salter.

Pourquoi être si laudateur envers cet écrivain ? Pour une seule phrase, quelques mots qui ne pouvaient pas laisser la rédaction de Carte Noire indifférente; dans le premier chapitre de Light Years, le roman qui l’a fait connaître en France, il pose comme une évidence cet éloge de la table :

Life is meals. Lunches on a blue checked cloth on which salt has spilled. The smell of tobacco. Brie, yellow apples, wood-handled knives.

Alors qu’il est traduit depuis 1997 en français, le lectorat français ne semble le découvrir qu’à l’automne 2013. Alain Finkielkraut, dans son émission Répliques sur France Culture, reçoit alors Eric Neuhoff et Frédéric Beigbeder pour parler d’un livre vieux de quarante ans. Ils n’y disent pas grand chose d’intéressant; Neuhoff obnubilé par les scènes de sexe, Beigbeder obnubilé par son propre sexe, Finkielkraut essayant désespérément de parler d’autre chose que de sexe. Pourtant, la mayonnaise prend, les quelques passages lus à l’antenne donnent envie de lire ce livre, les auditeurs salivent, les ventes s’amoncellent, le livre est lu, recommandé, offert – j’en ai expédié un exemplaire à la jeune fille aux taches de rousseur  que je courtisais alors; elle ne l’a pas lu. Le titre original était bruissant de polysémie : les années légères, les années lumineuses, les années-lumière. Un tâcheron sans imagination en a donné une traduction plate, Un bonheur parfait, si terriblement inférieure à l’original que l’on s’explique sans peine que si peu de lecteurs aient passé la couverture sans un coup de pouce.

Hemingway, en mieux

Pourtant, voici un homme qui est né James Arnold Horowitz entre les deux grandes guerres dans une famille bourgeoise du New Jersey; est entré à l’académie militaire de West Point en 1942, comme son père 30 ans avant lui; en est sorti en 1945, trop tard pour participer à la Seconde Guerre Mondiale – le syndrome Fitzgerald; a combattu comme pilote de chasse au dessus de la Corée en 1952; a été grossir les forces d’occupation de la jeune République Fédérale d’Allemagne, et en a profité pour faire quelques incursions dans l’Est de la France; a quitté, en 1957, après douze ans passés sous les drapeaux, l’armée pour se lancer dans une suicidaire carrière d’écrivain, changeant de nom au passage pour devenir James Salter. Son premier roman, The Hunters, inspiré de ses années au sein de l’escadrille des pilotes de chasse, fut porté à l’écran dès 1958 avec Robert Mitchum dans le rôle principal. S’ensuivirent cinq romans, quelques recueils de nouvelles, des essais, un livre de mémoires et une poignée de scénarios.

Longtemps connu des seuls initiés, il s’est bâti une solide réputation d’écrivain pour écrivains – a writer’s writer – , de ceux dont le nom devient un mot de passe dans des microcosmes, en particulier pour la délicatesse de son style. Il aimait les voyages, l’Europe en général et la France en particulier; il avait vécu à Autun, Nice, Paris. Contrairement à Hemingway qui, installé à Paris, regardait toujours vers l’Illinois, écrivait pour l’Amérique des romans quasiment exotiques; contrairement à Fitzgerald pour qui la France n’était qu’une communauté new-yorkaise déplacée et un cours de change favorable, Salter s’est fondu dans la France, y a vécu loin des mondanités, des palaces où ses compatriotes menaient grand train, a été pauvre en France, s’est intéressé aux Français pour eux-mêmes – et pas comme sujet – suffisamment en tous cas pour développer une connaissance intime de son pays d’adoption.

De cette sensibilité, il a tiré une oeuvre capitale parce que, tout comme Kerouac, son condisciple à l’université Horace Mann dans le Bronx, il inventait une prose, une musique; il rompait subrepticement avec les grands romans très structurés, très introspectifs de l’Amérique de l’après-guerre. Une oeuvre capitale aussi parce qu’à l’inverse de Kerouac, il ne cédait pas à la tentation de l’agitation, solos de batterie et autres rodomontades de la Beat Generation. Son panthéon d’écrivain était riche et peu conventionnel : Isaac Babel, Vladimir Nabokov, Gustave Flaubert, Lawrence Durrell, John Cheever, Graham Green, Irwin Shaw; son style délicat, fragmentaire, brouillant sans cesse la frontière entre le témoignage et l’imagination, la narration et le commentaire, éblouissant mais pas fanfaron, subtil sans être abscons. Il aurait pu n’être qu’un écrivain de l’épique et de l’action -son pedigree l’y autorisait- il a écrit merveilleusement sur la vie quotidienne, le délitement des amours et des amitiés, l’usure de la vie conjugale, la contemplation, la solitude et l’égoïsme. La part érotique de son œuvre, A sport and a pastime, échauffe l’esprit, aiguillonne les sens, allume des feux dans le ventre.

This time she is wild. The great bed begins creaking. Her breath becomes short. Dean has to brace his hands on the wall. He hooks his knees outside her legs and drives himself deeper. “Oh,” she breathes, “that’s the best.”

Et parfois, au coin d’une phrase, il est capable de phrases parfaites, glaçantes, terribles, comme dans Light Years, où il décrit une tombe vue dans un cimetière.

Faye Milnor, Aug. 1930 – Nov. 1931, a small stone, a hard year

Il n’avait pas une oeuvre à Nobel – ce hochet pour vieillard gâteux – il avait écrit trop tard pour que les  Européens, reconnaissants du plan Marshall, ne lui décernent un prix de consolation : Faulkner, Hemingway et Steinbeck étaient passés par là, ratissant les dividendes de la paix. Il s’est éteint en Juin 2015 à Sag Harbor, dans l’état de New York, à l’âge de 90 ans.

Hélas, rien n’arrête le syndicat des licenciés en Langues Etrangères Appliquées, que l’on aurait cru cantonné aux années 90 – temps béni du toubonnisme, ce chiraquisme sans estomac – mais qui a sévi jusqu’au mitan des années 2000 : The Hunters devenu Pour la gloire, effaçant l’escadrille au profit du pilote ; Solo Faces délayé en L’homme des hautes solitudes; Burning the Days avili à Une vie à brûler : Mémoires; All that is renversé en Et rien d’autre. En octobre 2015, soit quelques mois après son décès, les éditions de la Martinière publiaient une traduction de Life is meals, un de ses derniers ouvrages. Titre français : Chaque jour est un festin. Sur son corps encore chaud …

La littérature de l’estomac

Sous ce titre, un almanach de 461 pages écrit avec sa deuxième femme, la dramaturge Kay Eldredge. La plupart des articles ne sont pas signés, preuve que le livre a été essentiellement écrit à quatre mains, les quelques rares paragraphes attribués venant illustrer les différences de point de vue sur un sujet. Un exemple, lorsque James et Kay Salter donnent à tour de rôle leur version de ce qui fait un dîner en solitaire réussi ; elle dîne à la maison d’une salade et d’un verre de vin, lui s’installe au bar d’un restaurant et compte sur le barman pour lui faire la conversation. Life is meals est son avant-dernier livre, juste avant le testamentaire All That Is et l’on ne peut que s’interroger sur le fait que cet élégant monsieur aie clos son oeuvre par ces deux livres. All That Is est dédié à Kay Salter; l’exergue affirme que “tout ce qui n’est pas écrit disparaît” : ceci jette une lumière toute particulière sur la nécessité d’écrire et de publier Life Is Meals.

Nature morte de fruits, Isabella Kung

Dans cet ouvrage, pour chaque jour de l’année, il y a au menu, selon l’arrivage, une anecdote personnelle, une recette de cuisine, un fait historique plus ou moins apocryphe ou une remarque sur l’étiquette. Un livre qui a sa place autant sur l’étagère des livres de recette qu’avec la grande littérature. La version américaine est illustrée d’aquarelles de Fabrice Moireau, un peintre français ami des Salter.

On y découvre le dernier repas de Molière : tandis qu’on l’installe dans un lit après sa dernière représentation du Malade Imaginaire, le comédien refuse le bouillon qui lui est proposé et demande, à la place un morceau de parmesan.

Une coutume héritée des rois de Navarre, étrennée par Henri IV pour la couronne, veut que le dauphin de France, tout juste né, voie ses lèvres frottées d’une gousse d’ail et humectées d’un trait de Jurançon ; les Salter, dont le fils Théo a vu le jour à Paris, lui ont appliqué un trait de Château Latour sur les lèvres lors de sa naissance. L’histoire ne dit pas si le goût du vin lui est resté.

On y apprend aussi que l’agneau est l’animal le plus cité dans la bible et le plat préféré de Louis XIV qui en parlait comme de côtelettes sur pattes – la légende veut de Madame de Champvallon ait brièvement détourné l’attention que le Roi Soleil portait à Madame de Maintenon avec une recette de côtelettes d’agneau, tout juste dorées au four, et dressées sur un lit d’oignons.

Pour finir, James Salter se souvient de ses années françaises dans l’après-guerre, où, derrière les comptoirs des bars, l’on trouvait un panneau qui disait :

La vie moyenne d’un buveur d’eau :  cinquante-six années,

La vie moyenne d’un buveur de vin : soixante-dix-sept années.

Choisissez-vous (sic)

Références

James Salter, Life is meals, Picador, 2014, 480p (sur Amazon / PdL)

James Salter, Light Years, Penguins Classic, 2007, 336p(sur Amazon / PdL)

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