Per me l’unica scena jazz interessante è quella etiope

Tout commence et tout finit, toujours, avec La Grande Bellezza, il faudra vous y faire. S’il y a un consensus chez Carte Noire, c’est bien à propos de Paolo Sorrentino. Dans un monde où les poseurs comme Nanni Moretti multiplient les navets sous les applaudissements de la critique germanopratine – et cosmopolite – La Grande Bellezza est un des rares films qui donne encore un peu espoir quant à l’avenir du cinéma transalpin. Si vous n’avez pas vu La Grande Bellezza, réjouissez-vous ! Si pour vous La dolce vita est un album de Christophe ou un restaurant sur l’île de la Cité, réjouissez vous deux fois ; il reste des chefs d’oeuvre que vous n’avez pas vu, il vous reste un peu de bonheur sur cette terre. Et sinon, il y a toujours Rome, ville ouverte.

Dans La Grande Bellezza donc, lors d’une soirée chez lui, sur la grande terrasse de son appartement, face au Colisée, Gep Gambardella – archange du Sorrentisme – reçoit Viola Bartoli dont on apprend au détour d’une conversation entre les autres invités qu’elle est une grande aristocrate romaine, veuve d’un homme qu’on devine capitaine d’industrie, mère d’un déséquilibré. Invitée à donner son avis sur la musique qui passe, elle répond “Per me l’unica scena jazz interessante è quella etiope / Pour moi le seul jazz intéressant est le jazz éthiopien”.

 

L’Empire Blanc

Il n’en fallait pas plus pour nous replonger dans l’étrange relation qu’ont entretenue encore l’Italie et l’Ethiopie. Au sortir de sa guerre d’unification, l’Italie prend soudain conscience de son retard sur ses pairs : la France, l’Espagne, le Portugal, la Hollande, la Grande-Bretagne possèdent des empires qui donnent sur toutes les mers. Seuls deux pays européens n’en ont pas ; l’Empire Allemand, tout juste proclamé à Versailles sur les cendres du Second Empire, et le jeune Royaume d’Italie sous le règne d’Humbert 1er. L’Italie se lance alors en 1885 dans la conquête de l’Abyssinie à partir de ses possessions érythréenne et somalienne. Premier échec après 10 années de guerre : à Adoua, au coeur du Tigré, dans le nord de l’Ethiopie, les troupes du général Baratieri sont défaites par les hommes de Menelik II. Suit le traité d’Addis-Abeba, aux conditions des éthiopiens. Repliés sur le plateau érythréen et dans leur colonie somalienne, les Italiens attendent leur heure.

Les deux Italies de Mussolini

Au cours de l’année 1934, de provocations en conflits de frontière, les incidents se multiplient sur les points de contacts entre les colonies italiennes et le royaume éthiopien. Fin 1935, après de vaines gesticulations à la Société des Nations, la communauté internationale, paralysée par la peur de la guerre, abandonne l’Ethiopie à l’Italie : Mussolini a les mains libres. C’est le début d’une longue série de renoncements qui se poursuivra avec l’Espagne, les Sudètes, l’Autriche. L’Italie transforme alors les terres conquises sur le territoire du Négus en colonies de peuplement. Mussolini imagine une Grande Italie qui s’étendrait sur les deux rives de la Méditerranée englobant la Tunisie et les côtes Nord de l’Egypte et de la Libye. Immédiatement après commencerait un empire Italien qui rassemblerait toute la corne de l’Afrique et la vallée du Nil – un peu sur le modèle de la France, de l’Algérie et de l’Afrique Occidentale Française. Pour servir sa propagande, Mussolini invite les plumitifs les plus talentueux du royaume à aller voir là bas comme l’Empire est beau : collaborera donc, entre autres, le Corriere della Sera. Il a deux journalistes à envoyer : le jeune Dino Buzzati et l’expérimenté Curzio Malaparte.

Buzzati part le premier ; de son séjour, il reste quelques articles qu’on peut lire dans un recueil paru début 2017 : Chroniques terrestres. On y trouve un joli portrait de Camus, des notes de ses voyages et des récits de combats navals en Méditerranée entre les flottes italienne et britannique. Buzzati n’a pourtant pas chômé en Ethiopie; il en rapporte aussi le manuscrit d’un roman qui fera grand bruit : Le Désert des Tartares.

 

L’Afrique n’est pas noire

Malaparte, parti seul au début de l’année 1939 inventorier les bienfaits de la colonisation italienne, se fait le chroniqueur du degré d’avancement du projet mussolinien “d’une Little Italy à fonder sur les hauts plateaux éthiopiens”. Il voyage en voiture, à dos de mulet, à pied, rencontre des ouvriers, un chef rebelle, des ascaris – ces supplétifs indigènes de l’armée italienne – et essuie parfois, de loin en loin, des tirs de rebelles, qu’il qualifie de simples voyous, de petits pilleurs. Son dessein épouse le projet mussolinien : il s’agit de gagner sur le monde des terres pour l’Italie, Malaparte affirme notamment que “l’Ethiopie n’est pas le Congo, le Sénégal, ni le Kenya : elle ne deviendra jamais une colonie au sens strict du terme mais un Empire blanc” ; c’est le modèle sud-africain qui inspire ce projet. Il se doit donc de raconter l’Abyssinie comme une Italie septentrionale, un pays où l’on trouve des ouvriers italiens (“Dans la Romagne d’Ethiopie”), des paysages d’Italie (“Les Dolomites éthiopiennes”) et par dessus tout, des morts italiens (“les morts d’Adoua, ensevelis dans nos cœurs”). Au fil d’articles aux titres univoques “L’Afrique n’est pas noire”, “Les villes de l’Empire Blanc”, “Afrique romaine”, “Ethiopie, pays chrétien”, il livre dans Voyages en Ethiopie un chef-d’oeuvre de la littérature collaborationniste. Sans la moindre contorsion, la moindre ironie, la moindre ambiguïté, il y fait le job, comme certain que Mussolini lit par dessus son épaule.

Deux autres livres néanmoins se cachent dans ce volume : il y a, certes, la correspondance de Malaparte avec son rédacteur-en-chef – on en fera ce qu’on veut, je crois que cela ne nous concerne pas – il y a surtout le Malaparte baroque et lyrique de la traversée depuis Naples, sous le regard de ce vieux “Vésuve [qui] fume sa courte pipe de terre”, jusqu’à “l’Afrique nue et maigre, […] cette terre nouvelle”, en passant par le passage nocturne du canal de Suez, ce Malaparte qui se mesure à la nuit africaine de Céline, le Malaparte capable de morceaux de bravoure semblables à celui-ci :

“Soudain, un je-ne-sais-quoi de tiède, de gluant, de jaune, frappe mon visage, tache mes mains et teint de safran l’épaisse broussaille. C’est le lever du soleil.”

 

New York – Addis – London

En mai 1941, soit un an tout juste après Mers El Kébir, les anglais récidivent dans l’ingérence en aidant les troupes du Négus à bouter Mussolini hors d’Abyssinie. Deux ans plus tard, à Jimma, en Ethiopie, naît Mulatu Astatke, celui qui deviendra au cours des années 1970 le pape du jazz éthiopien. Envoyé par ses parents au Pays de Galles pour suivre des études d’ingénierie – quelle drôle d’idée ! – le jeune Mulatu s’inscrit à la place dans une école de musique. Elle le mènera à Londres, New York, Boston puis de retour à Addis-Abeba. Vibraphoniste, percussionniste, pianiste, clarinettiste, il touche à tous les styles : jazz, musique latine, musique traditionnelle éthiopienne. Connu des seuls initiés, il échafaude dans les années 60 et 70 un genre musical dont il deviendra le chef de file: l’éthio-jazz . Le grand public – votre serviteur, donc – le découvre grâce à sa participation à la bande originale de Broken Flowers de Jim Jarmusch en 2005. En 2009, paraît la compilation New York – Addis – London, qui résume une décennie de la vie de Mulatu Astatke.

La jeunesse moustachue d’Addis-Abeba

Le morceau-phare en est « Yegele Tezeta », qui est d’ailleurs le thème de Broken Flowers : un peu trop arrangé, pompier, à notre goût, un morceau qui sonne un peu trop folklorique, comme les merdes qu’a commis Archie Shepp à la grande époque de son complexe nègre. En revanche, l’étonnant “Girl From Addis Ababa” (1966) est probablement un des tous premiers hommages au tube bossa nova de l’année 1962. Notre préférence va néanmoins à « Tezeta », une longue plainte mélancolique au piano, vibraphone, contrebasse, habillé par  deux saxophones superposés. Entêtants, planants, voluptueux, les cuivres reprennent, font et défont sans cesse un court refrain. En amharique, “tezeta” signifie “nostalgie” : c’est le nom d’un style musical, pendant est-africain des blues, saudade et autres musiques de la lamentation. A écouter aussi, l’inclassable « Lanchi Biye », porté par Tlahoun Gèssèssè, la voix de l’éthio-jazz, qui sonne comme un griot de l’Océan Indien, ou « Wubit » que Muluken Melesse écrase de ses lamentations bluesy sur fond d’afro-funk.

Il se trouve que Mulatu Astatke se produisait ce mercredi 13 septembre dans la grande salle Pierre-Boulez de la Philharmonie de Paris. A guichets fermés. Après quelques gesticulations et supplications, par la grâce d’un généreux  mécène, voila Carte Noire installée sur un modeste strapontin dans un coin au 4e étage. Dans la salle, de belles éthiopiennes aux afros mousseux et aux attaches fines, si fines, promènent des airs princiers et des profils de pièce de monnaie. À vingt heures précises, sous une lumière bleue, Mulatu, vêtu d’une chemise noire brodée d’or, entre en scène d’un pas de septuagénaire. Il parle d’une voix basse, enrouée, voilée, comme un Mauriac nègre : il en a d’ailleurs le physique, cet indescriptible mélange d’intensité et fragilité. Il ouvre le concert aux congas et toute la délicatesse des micros est de nous laisser entendre ce qu’il fredonne à ses peaux. Du haut de ses 74 ans, il joue avec une grande économie de gestes. Son corps entier immobile jusqu’aux coudes, il laisse aller ses mains sur le cuir et nous émeut bien plus que son jeune et spectaculaire percussionniste, le nigérian Richard Olatunde Baker.

Mulatu égrène son répertoire avec beaucoup de délicatesse pour ses comparses : chacun son solo, le contrebassiste invente des sons jamais entendus avec une intensité inédite pour ce travailleur de l’ombre. Les solos, d’ailleurs, sont d’un exotisme rare : pour les décrire, seule me vient la métaphore cycliste. Le soliste part devant, tout seul, vaguement accompagné d’une très discrète section rythmique. Les autres musiciens quittent la scène, boivent, flottent, puis reprennent leurs instruments et peu à peu, l’un après l’autre, reviennent dans le jeu. Le soliste, menacé, n’a d’autre choix de monter d’un cran en intensité, en volume, chassé qu’il est par le gros de la troupe. Tôt ou tard, vient l’instant crucial où le groupe joue trop fort, trop vite, le soliste a beau s’époumoner, il est repris par le peloton, l’échappée est terminée. Hélas, ici comme ailleurs, il faut sacrifier à la modernité, un jeune rappeur sud-africain est invité à improviser au micro. Très vite à court de mots, l’aspirant répète “freestyle” et “no lyrics” : aucune inspiration, pas de scat – n’est pas Ella Fitzgerald qui veut. Heureusement, Mulatu y met un terme avec beaucoup de délicatesse et ferme le concert par un court  rappel qu’il assure au piano ; place aux jeunes…

 

SOS Ethiopie

Il est 22h, il nous reste des envies d’Ethiopie que nous allons noyer au Négus, (52, rue de Montreuil, 75011 Paris). Depuis que nous savons que « Loin du coeur et loin des yeux / De nos villes, de nos banlieues / L’Ethiopie meurt peu à peu / Peu à peu« , la cuisine éthiopienne est une forme de résistance. Purs délices : des ragoûts de poulet, de légumes, de bœuf haché sur une injera, les joies de manger avec ses doigts, le café servi avec un caillou d’encens, la musique de James Brown. Sisay, le patron qui, tous les dimanches depuis 10 ans, donne des cours d’histoire de l’Ethiopie ici-même, est de Holeta, près d’Addis-Abeba, là où sont les châteaux des empereurs Éthiopiens. Il me demande, avec détachement, “Il a quel âge maintenant, Mulatu ?” Je n’ose pas lui répondre que Mulatu est éternel…

 

Références

Curzio Malaparte, Voyage en Ethiopie, Editions Arléa, 2012, 257p (sur  Amazon / PdL)

Dino Buzzati, Le désert des tartares, Editions Pocket, 2009, 265p (sur Amazon / PdL)

Dino Buzzati, Chroniques terrestres, Editions Robert Laffont, 593p (sur Amazon / PdL)

Federico Fellini, La dolce vita, 1960, 2h54m (sur  Amazon / iTunes)

Paolo Sorrentino, La grande bellezza, 2013, 2h22m (sur Amazon / iTunes)

Roberto Rossellini, Rome, ville ouverte, 1945, 1h40m (sur Amazon / iTunes)

Mulatu Astatke, New York – Addis – London, Strut Records, 2009, 1h16m (sur Amazon / iTunes / Deezer / Spotify)