J’ai toujours été fasciné par cette part de pizza qui faisait l’ouverture du film Les Tortues Ninja 2 : Les héros sont de retour (1991). On y traverse New-York de nuit, agitée de cette vitalité hors-norme, baignée d’une musique typique des années 90 : cymbales, synthétiseur et saxophone. Il y a cet homme qui s’enfile une part de pizza grosse comme sa tête, alors que des jolies filles le dépassent. C’est bien simple, dans ce New-York ci, tout le monde a une part de pizza à la main : les policiers, les chauffeurs de taxis, les couples d’amoureux, les cochers des calèches, les portiers des immeubles : jamais le syndicat des pizzaiolos n’auraient osé une telle pub. Alors imaginez le petit garçon que j’étais, qui ne savait pas encore bien ce qu’était cette merveille, mais au fond déjà persuadé que cela devait être la plus belle chose à pouvoir avaler après le sanglier d’Obélix.
Un vrai plat de gauche
Bref, les Tortues Ninja aiment la pizza. Ça tombe bien, nous aussi. Pas vraiment esthètes du goût, Leonardo et ses frères (qui n’ont que 15 ans) ne vous parleront pas de la pizza napolitaine, celle qui croque sous la dent, celle dont les parties noircies par le feu de bois vous renvoient à la part la plus primitive de notre humanité, celle qui nous rappelle que le feu est vie. Non, ce qu’ils aiment, c’est la pizza “comfort food”, celle qui arrive dans un carton imbibé de gras, celle qui soigne les coups de mou et les petites déprimes, celle qui s’allie à un pot de glace vanille macadamia. La pizza pour adolescent ce plaisir coupable dont l’excès devient synonyme de déchéance : on ne compte plus, au cinéma, les scènes dans lesquelles les canettes de bière et les cadavres jouxtent des restes de pizza.
Nu allongé sur le canapé
La pizza a pourtant une vocation sociale fondamentalement positive, c’est un des rares plats qui se partage. Alors qu’on est seul avec son kebab, en tête-à-tête avec son plat de pâtes, libre d’en choisir la composition et l’accompagnement, il y a nécessité d’un consensus sur la pizza. Les tractations qui précèdent la commande, la composition finale qui reflète les goûts de tout le monde jusque dans la découpe des parts (ce fameux débat de l’olive), le pack de mauvaise bière qui l’accompagne, tout cela en fait un authentique plat de gauche. Mais c’est aussi le premier plat que l’on peut manger sans nos parents, facile à commander elle arrive toute cuite avec son odeur si rassurante. Cette première pizza qui accompagne nos premières nuits chez nos amis, les premières cuites parfois, les premières amours aussi bref c’est le premier plat de l’indépendance.
Les Tortues Ninja c’est surtout l’histoire d’une bande de frères qui, comme tous les enfants de leurs âges, ne rêvent que de skate, de rires, de cette liberté qui se déploie en dehors de leur tanière. Confinés dans les égouts comme nous pouvions l’être dans nos chambres, maternés par un père adoptif des plus compréhensifs, ils s’ennuient souvent, se chamaillent, se fâchent mais se retrouvent toujours autour d’une pizza. Oui, la pizza est le plat de l’adolescence. Comme elle, la pizza est faite de mélanges; comme elle, elle peut être boursouflée, brûlée, fade, un peu grasse, un peu sèche, trop relevée, mal embouchée; comme elle, il en reste malgré tout toujours un souvenir heureux.
Du jazz et des pizzas
À l’image des kids de Larry Clark, les Tortues Ninja se retrouvent coincés entre la volupté des jeux de l’enfance et la responsabilité qu’exige l’âge adulte. C’est tout l’objet d’un des plus beaux romans sur l’adolescence : Les Lâches de Josef Skvorecky.
Cet ouvrage, quelque peu oublié mais d’une puissance à nulle autre pareille, raconte l’histoire de Danny : un jeune homme qui n’aime que le jazz et les filles. On n’est pas dans le New-York des années 90 mais dans la Tchécoslovaquie de 1945, pendant la chute du IIIe Reich qui abandonne ses franges pour protéger le VaterLand. Danny est amoureux de la belle Eva qui ne veut rien entendre. Alors Danny, qui ne comprend rien à cette guerre qui étouffe son quotidien, se munit d’une mitraillette pour impressionner sa belle ; à l’approche du premier char, il abandonne tout. Antithèse de Roger Murtaugh dans l’Arme Fatale, il est « too young for that shit ». Ce livre, d’une écriture belle et limpide, nous rappelle que malgré la trivialité de nos rêves, nous pouvons nous épanouir dans notre époque qui exige souvent plus de nous que ce que nous sommes en mesure d’offrir. Dans Les Lâches, Skvorecky fait sans doute plus fort (oui j’ose) que son compatriote Kundera dans L’Insoutenable Légèreté de l’Être : il écrit sur l’amour, il nous rappelle que l’idéalisme, la politique se sont souvent des notions dont il est difficile de se saisir, que parfois ces belles choses nous dépassent et qu’au fond tout ce que l’on a envie c’est de s’oublier comme Danny avec ses amis au fond d’un bar et de se laisser porter par les rythmes endiablés des saxos dorés.
Face aux événements qui vous réclament, il n’y a rien de déshonorant à être couard: Danny, malgré sa lâcheté, réalisera l’un des plus sublimes gestes d’amour.
Les Lâches, paru en 1958, est le premier roman de Skvorecky : censuré dès sa publication, il a entraîné une purge dans le milieu littéraire tchèque. Les dictatures n’aiment rien moins que la vie, la liberté, l’insouciance ; en un mot comme en cent, les communistes n’aiment pas les pizzas. Si Danny lui ne mange pas de pizza, c’est parce qu’il n’est pas italien et qu’en 1945, la ronde de Naples n’est pas encore partie à la conquête du monde. Pourtant, il est certain qu’il aurait aimé la pizza sans doute parce qu’aucun plat n’est aussi transgressif. Disruptif dans un monde diététique qui surveille sa ligne et son cholestérol, régressif pour le plaisir de manger avec ses doigts, roboratif à l’excès. Manger une pizza, c’est une affirmation de soi, c’est se foutre des conséquences, c’est une fuite en avant, c’est un acte qui conjugue lâcheté et révolution. Accompagnée d’une boisson gazeuse et alcoolisée, elle est le meilleur partenaire d’une soirée cinéma entre amis. Elle est à la pop culture ce que le fromage est au dessert, un compagnon souvent indispensable. Il n’y a pas de pizzeria décente en France, et ne vous fourvoyez pas à aller chercher cette pizza du bonheur à Naples, vous ne l’y trouverez pas. Cette pizza là, celle qui vous remet d’aplomb, se fabrique dans des arrière-salles dont vous ne voulez rien savoir, elle est transportée dans des hommes en uniforme qui bravent le froid, la pluie et le vent pour vous remonter le moral, elle arrive dans des cartons tachés de gras : cette pizza là n’est ni napolitaine, ni même italienne, pas particulièrement américaine, elle est internationale.
Maître Splinter rentre à la maison
Sachez qu’à New-York vous pouvez retrouver le Roy’s pizza au 154 de la 8e Avenue, les critiques Google sont bonnes, personnellement je n’y ai jamais mis les pieds. Vous y croiserez peut-être 4 tortues un peu folles qui vous rappelleront qu’avoir grandi dans les années 90 c’est sans doute ce qui aurait pu vous arriver de mieux.
Références
Josef Skvorecky, Les Lâches, Gallimard, 1977, 384p (sur Amazon / PdL)
Jan Kounen, 99 Francs, 2007, 1h39m (sur Amazon / iTunes)
Michael Pressman, Les Tortues Ninja 2 : les héros sont de retour, 1991, 1h28m (sur Amazon / iTunes)